Catégories

L’INTERVIEW

Kii Kanla? Lumu nu indaaleel? n° 6
Invité Prof Dr Dr Tidiane Ndiaye

2014

Pofrima Jëwriñu SEMEtt
« Une civilisation qui s’avère incapable de résoudre les problèmes que suscite son fonctionnement est une civilisation décadente. Une civilisation qui choisit de fermer les yeux à ses problèmes cruciaux est une civilisation atteinte. Une civilisation qui ruse avec ses principes est une civilisation moribonde. »  Que vous inspirent ces réflexions d’Aimé Césaire ? S’appliquent-t-elles actuellement à l’Afrique et à ses diasporas ? Comment se portent l’Afrique et ses diasporas ?

Prof Tidiane Ndiaye 

 En fait Césaire parlait de civilisations occidentales ayant colonisé d’autres et étant en voie de décadence. Quant aux civilisations négro-africaines qui nous intéressent ici, les choses sont beaucoup plus complexes. Comme je le rappelle souvent, l’agression majeure tout au long des siècles, dont l’Afrique fut victime, puis son occupation suivie de sa mise en coupe réglée, a sans aucun doute marqué un coup d’arrêt à une certaine évolution de ses civilisations. Ce tournant a impitoyablement arraché et isolé les peuples noirs de la caravane humaine, à une époque où naissaient des techniques qui allaient à terme, permettre au reste du monde d’entrer dans une nouvelle ère de progrès. On peut subodorer qu’un tel « bouleversement » a brouillé la conscience historique de l’homme noir, aggravé ensuite par l’énorme ponction humaine qu’il a engendrée au cours des traites négrières. Aussi, l’Afrique ne pouvait échapper à la règle des civilisations mortelles de Paul Valery. Au cours des siècles, l’arrivée des Européens et des Arabo-musulmans d’abord esclavagistes puis colonialistes, s’est traduite par une cascade de malheurs pour le continent.

 L’Afrique fut saignée à blanc et par la suite, notamment sous la colonisation, ses peuples furent exploités et maintenus dans un état de sujétion. Pour spolier les richesses, détruire les cultures, ruiner les traditions, nier l’histoire et gommer la mémoire, les forces coloniales européennes ont massacré ou martyrisé de nombreux peuples africains. Et quant à cette colonisation, elle n’a jamais pris avec le désengagement des puissances européennes. Seuls les modes de dominations avaient été modifiés par un système que Nkrumah qualifiait de néocolonialisme et définissait comme : la situation d’un pays politiquement, juridiquement souverain, mais dont les décisions essentielles émanent de forces extérieures. C’est dans cet esprit que le désengagement européen en Afrique fut amorcé. La « Françafrique » pointait à l’horizon. Ensuite au début des années soixante, la souveraineté de la presque totalité des Etats du continent noir fut transférée à des pouvoirs  locaux. Ce mouvement ressenti comme une libération, s’est déroulé dans un cadre où était institué un ordre économique international, dans une division du monde entre pays industriels développés et pays sous-développés. Et jusqu’à nos jours, les premiers fixent les règles du jeu, tandis que les seconds les subissent de plus en plus, dans le cadre d’une progressive mondialisation des marchés. Généralement agricoles et exportateurs de matières premières, les pays africains sous-développés, sont restés très dépendants des anciennes puissances coloniales et leurs économies régulées par les spéculations boursières des capitales occidentales. Le poids des anciennes métropoles continue de marquer l’Afrique sur tous les plans, du tracé des frontières et des principales voies de communication aux relations économiques, politiques et culturelles. Cette situation n’est tout simplement que le résultat de la révolution industrielle, qui s’est développée en Europe et en Amérique du Nord. L’interdépendance économique s’est instaurée de fait car, sans l’occupation et le pillage des richesses du sous-sol africain, pour alimenter les industries de transformations occidentales, cette révolution industrielle n’aurait pu se faire. L’expansion croissante du commerce avec l’Afrique, se fit aussi grâce à une autre révolution, celle des transports.

 Le commerce était longtemps resté cantonné sur les côtes et le long des fleuves. Aussi la révolution des transports, fit que dès la fin du XIXème siècle les pays du Sud en général, commencèrent à occuper une place de plus en plus importante dans le commerce mondial. La part des colonies dans le commerce français est passée de 6% en 1900 à 25 %  en 1959, à la veille des indépendances. Dans ce contexte, les puissances coloniales ont empêché l’industrialisation des pays africains sous leur contrôle. Car d’une manière générale, dès les débuts de l’occupation coloniale la seule possibilité qu’ils entendaient leur offrir, restait l’exportation de produits agricoles et de matières premières, essentiellement au bénéfice de leurs métropoles. Cette idée a prévalu bien après les indépendances. Les règles du marché international, ont continué à maintenir, un écart important entre les pays industriels d’Europe et ceux du Sud, dans le cadre de ce que l’on appelle communément les termes factoriels de l’échange. Cela veut dire en clair que jusqu’à nos jours, ces règles d’échange condamnent l’Africain à être dépouillé dans toutes les transactions. L’exploitant ivoirien aurait  beau consacrer  autant de soin et de compétence à la culture de ses ananas ou cacao le fermier américain à l’élevage de ses bœufs, leurs revenus respectifs seront toujours très différents. Ceci au mépris d’une certaine justice, qui voudrait que des compétences égales, doivent être récompensées par des revenus égaux.

 Dans le même temps, les matières premières africaines ont perdu près de 70 % de leur valeur depuis les années 60-70. L’impasse était presque totale car, sur conseils des institutions internationales comme le FMI, beaucoup de pays du continent noir se trouvent presque obligés d’exporter les mêmes matières premières (minerais, cacao, café), et d’importer les mêmes produits manufacturés, dont la plupart sont fabriqués à partir de leurs matières premières exportées et qu’ils paient de plus en plus chers en retour. Car pour traiter ces richesses extraites du sous-sol africain, et dont le cours dépend arbitrairement des bourses occidentales, il n’existe pas d’industries en quantité suffisante. Leur non-traitement sur place fait donc, que la plus-value de leur transformation, bénéficie aux pays développés. A ce rythme, rien d’étonnant que les Africains comptent à peine aujourd’hui, pour moins de 2 % du commerce mondial. Les élites africaines ont longtemps été complices objectifs de la stratégie de pillage du continent. Elles se prêtèrent ainsi au jeu, en aidant à maintenir leurs pays, dans une situation de néocolonialisme. Dans la plupart des pays africains, l’Etat est depuis les décolonisations, confisqué par une oligarchie crispée sur ses privilèges. Des dirigeants prompts à empocher les subsides au lieu d’en faire bénéficier leurs peuples. Exception faite de quelques rares pays dotés d’un système politique démocratique, les mêmes bailleurs de fonds continuent de traiter avec des «éléments légaux», que constitue généralement la classe dirigeante autoproclamée, non-mandataire des peuples mais dépositaire de privilèges permanents. Ceci au détriment de l’Afrique vraie et profonde, qui est toujours maintenue à l’écart de ses propres affaires. Ces peuples se sont ainsi retrouvés pendant des décennies, injustement tenus malgré eux, au remboursement d’une dette colossale dont ils n’ont jamais été les vrais bénéficiaires. L’une des conséquences directes fut qu’au sens économique, il n’existait plus de plans sérieux, pouvant permettre aux pays africains les plus pauvres de rembourser intégralement cette dette, tout en menant à bien des objectifs de développement.

 Les terribles conséquences de cette dette ont longtemps constitué et constituent encore, un facteur de déstabilisation mondiale. Elles n’ont pu que favoriser des mouvements de populations du Sud vers le Nord. Voilà grosso modo, les raisons du retard actuel de l’Afrique, ce qui n’a rien à voir avec la décadence de ses civilisations. Et comme ces problèmes sont d’ordre socio-économique voire politique, les pouvoirs actuels semblent vivre une nouvelle ère avec l’arrivée de la Chine sur l’échiquier de la mondialisation. La question est de savoir, si les élites africaines pourront négocier ce virage, en privilégiant les intérêts de leurs peuples ?

Pofrima Jëwriñu SEMEtt

Bonne transition, car il semble que l’Afrique s’oriente de plus en plus vers l’Asie dans le domaine de la coopération au détriment de l’Occident. Qu’en pensez-vous ?

Prof Tidiane Ndiaye 

 Depuis l’implantation chinoise en Afrique par la diplomatie du carnet de chèques, un bilan concret est bien visible. Sur l’ensemble du continent, des hommes d’affaires ou des ingénieurs chinois ont reconstruit et réaménagé des infrastructures longtemps délaissées, alors qu’elles sont vitales pour une évolution économique durable. La présence active des Chinois sur le continent noir, a aussi relancé la concurrence et subséquemment amélioré les termes de l’échange, en offrant une meilleure rémunération des produits d’exportation. Aujourd’hui à côté des partenaires dits « traditionnels » comme la France, la Grande-Bretagne, les États-Unis et le Japon, cette rivalité a attiré de nouveaux acteurs que l’on qualifie d’émergents, bien que certains aient déjà atteint le seuil conventionnel de croissance. L’Inde, la Corée du Sud et le Brésil se distinguent par l’importance de leurs investissements sur le continent. La Turquie y est également de plus en plus présente, de même que l’Iran, le Qatar et Dubaï. Avec l’engagement des Chinois, nombre de pays africains ont bénéficié d’aides et d’investissements massifs. Ils se sont vus accorder des remises de dette ou des tarifs commerciaux préférentiels.

Dans des pays pauvres en ressources naturelles, comme le Mali, le Burkina, le Bénin ou le Ghana, les investissements chinois ont permis de relancer certaines entreprises locales très largement déficitaires. Le commerce sino-africain y a permis de doper considérablement les cours de plusieurs produits agricoles (coton, cacao, etc.) qui constituent souvent leurs seules sources de revenus. L’austère FMI admet que la présence chinoise en Afrique est bienfaisante. Non seulement elle a contribué à la croissance des PIB nationaux, mais a aussi permis à certains États, de faire face à la dernière grande crise financière. Les partenaires européens y gagneraient aussi, si la coopération sino-africaine provoquait un essor économique et commercial susceptible de stabiliser les populations africaines. Il arrêterait l’infernale spirale migratoire vers l’Europe en général. Au vu de tout ce que les Chinois ont déjà réalisé, leur intérêt pour le continent pourrait donc représenter une chance. Il reste à savoir si la Chine dans son engagement en Afrique agit en vrai partenaire ou penche pour une démarche néocolonialiste. A une question sur le néocolonialisme, Hong Mei, porte-parole du ministère chinois des Affaires étrangères a pourtant répondu : « Le néo-colonialisme existe en effet en Afrique, mais absolument pas du fait de la Chine ». Mais il ne dit pas à qui il fait allusion. Avec les Chinois il faut apprendre à deviner…

Pofrima Jëwriñu SEMEtt

Que  représente la Chine dans le monde actuel ? Comment sont les relations entre la Chine et l’Afrique (et ses diasporas) ? La Chine est-elle un danger pour l’Afrique ou participe-t-elle à sa libération du joug impérialiste occidental ?

Prof Tidiane Ndiaye 

En fait contrairement aux Européens qui les ont plus longtemps fréquentés et les connaissent mieux, les Africains ne maitrisent qu’imparfaitement les déterminants psychologiques des populations chinoises dans leur rapport avec les non asiatiques. Ils ne sont guère alertés par le spectaculaire revirement du géant asiatique qui hier les ignorait. Il ne serait jamais aussi présent sur le continent noir, si les matières premières africaines n’avaient pas été en grande partie, à l’origine de ce que d’aucuns qualifient de « Miracle chinois ». L’empire du Milieu a compris que pour mieux s’en accaparer et sécuriser cette source, il était plus judicieux de s’implanter solidement et de manière durable sur place. En Afrique, la Chine achète et vend, exploite des mines et des forêts, sans se préoccuper de l’environnement et du progrès social. Elle construit des infrastructures sportives et des palais présidentiels sans le moindre transfert de technologie. Elle investit très peu dans le développement industriel. Délaissant la morale des peuples dominés et exploités d’hier, l’empire du Milieu se distingue aujourd’hui par des pratiques de corruption dans l’obtention des contrats. Son objectif de bouter hors du continent les entreprises occidentales est clair. Ce qui devient tout aussi clair, est que sa présence sur le terrain est plus néfaste encore pour les entreprises africaines, qui se voient exclues des marchés en raison du dumping forcené des firmes chinoises. Beaucoup d’entre elles sont en faillite ou sont sur le point d’y basculer.

 Pourtant tous les accords prévoient, dans les contrats liés aux lignes de crédit chinois, une répartition équitable entre les entreprises locales et les entreprises chinoises. La « tricherie » consiste à ne pas respecter ces engagements, ses firmes s’adjugent presque tous les contrats et n’établissent jamais de partenariats avec des entreprises locales. Non seulement la plupart des industries africaines naissantes sont touchées par cette forfaiture, mais les Chinois empêchent aussi la main d’œuvre de bénéficier de l’effet d’aubaine de tous les nouveaux projets. Ceci en raison d’un taux insuffisant de « Local Content », c’est-à-dire d’embauche et de sous-traitance locale. Tous les grands projets d’infrastructures sur le continent se font essentiellement avec de la main-d’œuvre chinoise, dans des pays où le taux de chômage peut dépasser les 80 %.

 Alors que l’Afrique a besoin de stratégies qui permettent de briser le cycle de la pauvreté. Or, selon Tsidiso Disenyana, un chercheur sud-africain : « L’argent investi par les Chinois ne profite pas aux économies domestiques ». De quoi soulever l’inquiétude générale, comme en Angola, où l’empire du Milieu finance la reconstruction nationale, mais ses entreprises s’attribuent la presque totalité de ce juteux marché. En fait le « Gagnant-Gagnant » tant vanté par les Chinois, n’est en réalité qu’un « Made in China » exclusif… Aussi, le fait chinois d’aujourd’hui est une donnée qui conditionnera ou non l’avenir de l’Afrique. Le continent noir doit considérer la Chine comme un partenaire à l’égal des autres. Il doit harmoniser ses différentes coopérations, aussi bien avec les pays européens qu’avec les États-Unis, afin de maximiser les résultats de ces synergies.

Pofrima Jëwriñu SEMEtt 

Quelle est la nature de la diaspora « négro-africaine ». Cette diaspora a-t-elle un avenir en Occident et particulièrement en France? De Blaise Diagne à Christiane Taubira quelle évaluation faites vous de la présence d’Africains et/ou d’Afro-descendants dans les hautes sphères politiques dans ce pays? Existe-t-il des lobbies africains et/ou afro-descendants capables de défendre les intérêts de leur « minorité visible » et même à influer sur la politique de la France en Afrique ?

Prof Tidiane Ndiaye 
Cher Pofrima comme vous le savez, mon œuvre ne mélange jamais recherche scientifique, idéologie ou approche militante de l’histoire. Par conséquent, mes travaux sur les civilisations négro-africaines et leurs diasporas, se limitent à un cadrage historique et anthropologique et intègre de façon marginale la dimension politique. Aussi, comme on sait la formation de la diaspora noire dans le monde, résulte essentiellement des traites négrières. Dans les nations d’accueil, du XVII ème au XIX ème siècle des fortunes ont été bâties en Europe grâce à la traite négrière, par des négociants, financiers, constructeurs, raffineurs, fabricants et détaillants. Des villes ont fait leur fortune sur le trafic négrier.

Environ 450 000 Africains sont passés par le port de Nantes. Quant aux autres villes, on dénombre plus de 500 expéditions négrières en partance de Bordeaux entre 1729 et 1826. Ces expéditions ont conduit à la déportation d’environ 150 000 Africains, faisant de Bordeaux le deuxième port négrier de France. Si Nantes a déjà fait un travail de mémoire sur ce passé, Bordeaux semble hésiter entre ternir son image de ville du vin et assumer pleinement celle de son passé de second port négrier de France.

Au cours de cette triste période les rois et les ministres des nations européennes poussaient à la roue, et ce pour deux motifs : le premier, nous le connaissons, était de fournir des « bras »  aux    colons ; le second, de faire en sorte que les métropoles engrangent le maximum de produits exotiques : indigo, sucre, tabac, coton, café… Dans les vastes plantations de canne à sucre de Saint-Domingue, de Martinique et de Guadeloupe entre autres, la présence des esclaves noirs était indispensable, pour que fonctionne le système. Pour se remettre dans le contexte de l’époque, nous dirions que les planteurs, désireux de s’enrichir à tout prix, se souciaient comme d’une guigne de morale, fut-ce au prix du sang de leur « cheptel. »

En fait ces bonnes gens n’étaient que des rouages mis en place par les Puissances coloniales. L’Exclusif ou « pacte colonial », ce principe essentiel  du mercantilisme que défendit avec acharnement un Colbert du côté français, était la règle essentielle à laquelle, nul ne pouvait déroger sous peine d’amendes et de ruines. Tout planteur des Colonies n’avait qu’un devoir : celui de produire et de fournir à la mère patrie en exclusivité, toutes les richesses produites dans les îles. C’était cela la cause et la finalité du système esclavagiste, tristes Tropiques, en vérité.

Selon l’historien Marc Ferro : « Au XVIIIème siècle, les plantations d’esclaves des petites îles des Caraïbes avaient plus de valeur pour Londres et Paris que des continents entiers peuplés de travailleurs libres. » Et vers la fin du XVIIIème siècle, le pamphlétaire royaliste Rivarol d’ajouter dans son Discours sur l’universalité de la langue française : «C’est avec les sujets de l’Afrique que nous cultivons l’Amérique et c’est avec les richesses de l’Amérique que nous trafiquons en Asie. (…) L’Europe surtout est parvenue à un si haut degré de puissance que l’histoire n’a rien à lui comparer.»

L’asservissement des Africains fut incontestablement, une source d’enrichissement sans égale pour ceux qui s’y livraient. Les monarques reconnaissants gratifiaient les armateurs d’une particule et couvraient d’honneur les capitaines qui fournissaient des bras aux plantations des îles. Certains noms de navires négriers illustrent parfaitement la fortune de ce commerce : le Pactole, la Loterie, la Roue-de-la-Fortune ou le Pont-d’Or. Les Antilles françaises ont enregistré un boom économique sans précédent grâce aux esclaves africains. Le travail de ces déportés a fait la fortune des colons et des maîtres créoles mais aussi de la France.

À la fin du XVIIIème siècle, les échanges de la Martinique, de la Guadeloupe et de Saint-Domingue avec l’étranger, constituaient les deux tiers du commerce extérieur français. Grâce à l’économie des îles antillaises, la France des négociants de 1787 était le plus grand distributeur d’Europe de produits exotiques. Pour ces raisons, les milieux d’affaires ont été soulagés par le Traité de Paris (1814), qui conservait à la France, les Antilles (source de grands profits), et le port sénégalais de Gorée (réservoir de captifs.) Le commerce triangulaire, l’utilisation d’esclaves dans le Nouveau Monde et l’accumulation de capitaux issus de la traite et de cette exploitation, ont ainsi favorisé la croissance économique de l’Angleterre et de la France. Ce trésor inestimable servit ensuite, de ressorts au décollage économique de la Révolution industrielle. Il va également sans dire qu’avec le travail des esclaves noirs,  des pans entiers de l’économie (surtout agricole) du reste du Nouveau Monde ont prospéré grâce au « réservoir immense de marchandise humaine » (Yu Yang Za-Zu) qu’était l’Afrique et au système esclavagiste.

Le puissant empire de ce que l’on a qualifié de  « coton roi », dans les États sudistes des Etats-Unis, doit au travail forcé des Noirs l’essentiel de son développement. Des villes comme New York ou la Nouvelle-Orléans bénéficièrent de ses retombées, New York ayant la mainmise sur les ventes du coton. Selon l’économiste Larry Neal, qui a traduit en termes de salaires le travail fourni par quelque dix millions d’esclaves en Amérique, le montant du revenu « illicite » engrangé par les États-Unis s’élèverait à 1.400 milliards de dollars en chiffres constants.

Quant au plan démographique, il est vrai que l’impact des traites sur le continent africain est difficile à mesurer. Bien des auteurs se sont consacrés à ce sujet, mais sans parvenir à un résultat définitif. Les tentatives de modélisation sur le sujet, n’ont jamais été sérieusement validées. Cependant, au vu des chiffres de déportations et de morts, le continent noir qui était peu peuplé au XVIIIème siècle, fut sans aucun doute ravagé par les conséquences du trafic négrier. Ensuite, la population africaine a connu une certaine envolée, lorsque la démographie a bénéficié de la disparition de la traite et de la baisse de la mortalité infantile, dues à la colonisation.

 La fin de la traite a très certainement induit sur le continent noir, le même comportement nataliste de l’Europe d’après guerre, aux allures d’un « baby boom africain », dans la plupart des régions où les hommes avaient presque tous disparu. Ceci grâce aussi aux progrès de la médecine (et ce fut, pour le continent noir, l’une des rares retombées positives de la colonisation), le taux de natalité s’est accru jusqu’à nos jours. Toutefois, à plus ou moins long terme, et en dépit de cet accroissement de sa population dans le siècle suivant l’abolition de l’esclavage, le continent noir n’a toujours pas rattrapé le pourcentage mondial qu’il représentait probablement au XVIIème siècle.

Cette stagnation démographique durant des siècles et l’actuel retard de développement économique, sont sans nul doute, au moins partiellement dus aux conséquences des traites négrières passées. Car elles n’ont rapporté à l’Afrique que guerres, dévastations, pillages et violences. Les pertes en hommes, ont entravé jusqu’à nos jours le développement des forces productives du continent. La plupart des chercheurs honnêtes, sont unanimes pour le reconnaître.

Ce trafic selon certains historiens « a laminé le potentiel économique, déformé les systèmes politiques, sapé les pratiques morales et civiques et épuisé le bassin de ressources humaines. Et d’autres d’ajouter : « Encore aujourd’hui, on voit les traces des destructions et des fuites massives causées par la traite des Noirs […] Une longue ceinture vide de terres s’étire à travers les zones subsahariennes du Ghana, du Togo, du Dahomey et du Nigeria, autrement dit les principaux centres d’approvisionnement en captifs de l’Afrique de l’Ouest. » Que pareille entreprise criminelle eût été préméditée, perpétrée, codifiée et justifiée pendant des siècles par les nations arabo-musulmanes et européo-chrétiennes est inconcevable pour un esprit moderne.

Et pourtant ces nations se réclamaient toutes de religions monothéistes et prétendument humanistes. « Tu aimeras ton prochain comme toi-même », enseigne le Christ. Beau principe en vérité, que foulèrent au pied – avec quelle allégresse, quelle indignité, et quelle mauvaise foi  – dirigeants et exécutants de tous bords. Certes nombreuses furent les bonnes âmes, depuis Las Casas, à dénoncer les abus et les violences, au nom de l’Éthique et de la Morale. En vain : le bon droit était du côté des Serviteurs du Christ.

De nos jours, la mémoire de cette tragédie est encore occultée voire « discriminée. » Il est vrai que des voix se sont élevées pour présenter des excuses d’un pays, telle celle du Président Clinton ou demander « pardon pour les péchés commis par l’Europe chrétienne contre l’Afrique » (Jean-Paul II, en 1991 à Gorée.) Triste consolation en fait, quant on sait que l’Épiscopat français a attendu l’année 1997 pour reconnaître sa responsabilité passive dans la Shoah. Mais à ce jour, en dépit de la « repentance » publique du pape, aucun Souverain Pontife n’a jugé bon de publier une encyclique reconnaissant, urbi et orbi, la responsabilité de l’église dans l’holocauste des peuples noirs, qui s’est étalé sur plusieurs siècles avec sa bénédiction.

Quant aux nations impliquées dans ce crime, les parlementaires français, sur proposition de la députée de Guyane Madame Christiane Taubira, ont publiquement reconnu l’esclavage crime contre l’humanité en mai 2001. Ils ont par la suite légiféré mais tout en évitant d’accuser nommément les autres puissances occidentales coupables, c’est-à-dire la Grande Bretagne, les Etats-Unis, le Danemark, les Pays – Bas, le Portugal et l’Espagne. La question concernant d’éventuelles réparations, fut tout simplement évacuée.

Aucun autre gouvernement des nations concernées par le commerce triangulaire, n’a pris l’initiative pour le dénoncer et reconnaître la responsabilité de son pays. Pendant combien de temps encore, cette étrange discrétion continuera t-elle d’entourer le plus grand mal que l’homme ait pu faire à son semblable ? Il faudra bien un jour, que la question des réparations et de leurs formes, soit sérieusement examinée. Car cet holocauste sans précédents a laissé des traces indélébiles. Ses millions de morts ou d’asservis furent légalisés et couchés sur le Code Noir par exemple. D’autres traces sont durablement consignées dans des traités, des bulles, des licences, des contrats. L’holocauste des Noirs fut un crime d’Etat pour les nations qui en ont profité.

 Comme monopole royal le commerce négrier avait toujours été réglementé par les autorités officielles des nations impliquées. Leurs gouvernements faisaient sous-traiter ce commerce par des entreprises de transport et commerce maritime, privées pour la plupart, dont la célèbre Compagnie française des Indes Occidentales ou la Compagnie du Sénégal. Quant à la Compagnie de Guinée elle décrocha pour la France en 1701, l’exclusivité de l’Asiento espagnol, qui était un contrat reconnu « d’utilité publique », sous forme de licence accordée par les Rois d’Espagne et fixant la déportation aux Amériques, d’un nombre déterminé de captifs africains pendant un certain nombre d’années.

 Cet holocauste est ainsi historiquement, juridiquement et moralement imprescriptible. Les descendants des peuples impliqués ne peuvent refuser d’assumer une certaine responsabilité généalogique, car la pratique du commerce triangulaire relevait officiellement du domaine public. Ce qui explique sans doute qu’aux Etats-Unis, à la fin de la guerre de Sécession, le général Sherman avait proposé de donner à chaque ancien esclave 40 acres de terre et une mule. Promesse qu’Abraham Lincoln avait tenu à honorer. Mais ultime mesquinerie, après l’assassinat de Lincoln, le Président Andrew Johnson devait reprendre ces terres aux Noirs, pour les redistribuer aux confédérés. Il n’y eut par la suite aucune autre décision officielle en faveur des Noirs avant le Positive Act (politique d’action positive.)

 Aussi, les peuples noirs, sur le continent africain ou dans la diaspora, avaient longtemps pansé leurs blessures en silence avec l’indéfectible capacité de récupération qui les anime, avant de se rappeler que Alexis de Tocqueville disait de l’abolition de 1848 : « Si les nègres ont le droit de devenir libres, il est incontestable que les colons ont droit à ne pas être ruinés par la liberté des nègres. » Ces mêmes colons furent royalement dédommagés. La France leur a versé la somme de 6 millions de Francs, en compensation de leur « perte de main d’œuvre. » Dans le même temps les Noirs furent encore les principaux perdants, jetés dans la rue comme si la liberté seule pouvait gommer toutes les horreurs du passé.

 A ces esclaves libérés, rien ne fut accordé, ni dédommagement ni même un arpent de terre. Pour survivre, ils ont été obligés de défricher des collines (ou mornes dans les îles), pour y aménager des jardins créoles. D’autres moins débrouillards, furent à nouveau livrés à l’exploitation, dans les mêmes plantations où leurs ancêtres avaient été réduits en esclavage durant des siècles. Ce qui explique en grande partie, que la configuration ethno sociale de ces territoires, a peu varié depuis l’abolition. Elle continue d’évoluer dans un type de relations, où certaines règles ont survécu au temps. Dans ces lieux théâtre d’un passé douloureux, le patrimoine économique et financier, est-il toujours en grande partie détenu par les descendants des anciens maîtres. Tandis que les descendants d’esclaves, évoluent au mieux dans la représentation politique ou les professions libérales. La condition des communautés noires, porte toujours les stigmates de l’esclavage et de la colonisation. Quant à l’hexagonale où vit également une forte communauté domienne, « immigrée de l’intérieur », l’exclusion sociale y touche aussi et d’abord, les populations issues des anciens territoires esclavagistes ou celles issues de l’immigration post coloniale.

 La persistance des préjugés raciaux et des barrières sociales, est une réalité vécue au quotidien par ces minorités dites « visibles », mais qui en fait, restent presque totalement invisibles aux sphères gratifiantes du système. Elles vivent une superposition de fractures : fracture sociale, fracture ethnique mais aussi, fracture citoyenne, parce que ne trouvant pas vraiment leurs marques dans la république. Condamnées à rater plus que d’autres l’ascenseur social et cantonnées dans des quartiers de relégation, propices au développement de communautarismes par « identifications ethno sociales », elles prennent souvent le train de la révolte violente en marche.

  Dans ces bombes sociales crées par un système qui a raté ses politiques d’intégrations, il suffit d’une étincelle comme celle du 27 octobre 2005, pour exploser. Dans le même temps certaines têtes bien pensantes n’hésitent pas à brouiller le débat, en faisant passer toute expression sur les vraies causes de cette marginalisation, comme un repli communautaire voire du « racisme anti-blanc. » Alors que nier ce problème, qui est un des plus vieux contentieux de la France monarchique ou républicaine, n’aidera pas à le résoudre. On ne peut voiler éternellement la mémoire d’une horreur faite de massacres, de mutilations, de viols, d’asservissement, des humiliations de l’indigénat et du travail forcé pendant des siècles. Ni tenter de les masquer, par des propositions de loi au Parlement, comme celle du 23 février 2005 et qui vise à promouvoir une appréciation « positive » de la présence française outre-mer.

  Comme nous l’avons vu, la colonisation française n’a pas revêtu que des aspects négatifs. Pour autant, une loi n’a pas vocation à trancher les rapports entre l’histoire et la mémoire. Fort heureusement cette manœuvre insensée a été dénoncée par des historiens sérieux comme visant à « imposer une histoire officielle » et « un mensonge officiel sur des massacres allant parfois jusqu’au génocide, sur l’esclavage, sur le racisme hérité de ce passé. » Décidément, la France qui fut en ces temps de sinistre mémoire, la troisième puissance négrière du monde et la seconde puissance coloniale a visiblement des problèmes avec ce passé. Alors qu’envisager de traiter sérieusement les fondements sociaux et économiques de la marginalisation des principales victimes de ce passé, par des moyens qui restent à imaginer, serait déjà un début de réparation. Ailleurs des questions à peu près similaires furent pourtant posées et résolues à juste titre, comme la spoliation des terres des Sioux et les internements abusifs de citoyens japonais aux Etats-Unis.

 En Californie, en 1999, une compagnie d’assurances, Aetna, s’est publiquement excusée, d’avoir jadis assuré des propriétaires fonciers contre la perte de leurs esclaves. Le Congrès californien a demandé à toutes les compagnies d’assurances de faire la lumière sur leurs anciennes pratiques dans la période de la traite et de l’esclavage des Noirs. Mais paradoxalement c’est dans le secteur privé que l’activité militante pour les réparations des crimes de la traite négrière et de l’esclavage a marqué des points dans ce pays. Après Lehman Brothers, firme internationale d’investissement, c’est la seconde plus importante banque américaine JP Morgan qui vient de reconnaître son passé négrier. Entre 1831 et 1865, deux banques (Citizens Bank et Canal Bank), dont émane JP Morgan, ont été impliquées dans le trafic négrier en Louisiane. Elles acceptèrent environ 13 000 Noirs comme garantie, pour des prêts consentis à des esclavagistes. Par la suite, 1250 esclaves au moins leur revenaient en droit de propriété, suite aux défauts de paiement des planteurs débiteurs. JP Morgan a présenté ses excuses aux Africains américains, affirmant notamment : « Même si nous ne pouvons pas changer le passé, nous avons l’obligation d’en apprendre et d’en sortir plus forts. » Elle a aussi proposé une aide substantielle aux jeunes africains américains, dans le domaine de l’éducation, en décidant de mettre sur pied un programme de financement de bourses d’un montant de cinq millions de dollars pour des étudiants noirs des Etats du Sud. En Europe l’Allemagne et les banques suisses ont indemnisé les victimes de la Shoah et les anciens travailleurs forcés du nazisme. Le génocide des Juifs a imposé réparations matérielles, financières, morales et actes de repentance aux institutions et gouvernements occidentaux impliqués. Egalement grâce aux actions efficaces des communautés juives, l’histoire du génocide de leurs coreligionnaires est entretenue vivante, par des commémorations officielles, des manuels scolaires, des films, des documentaires, des musées et des monuments qui témoignent de cette tragédie.

 De même qu’en 1995, la Reine d’Angleterre s’est rendue en Nouvelle Zélande. Elle y a signé le « Waikato-Raupatu Claims Settlement Bill », un acte par lequel était restituée aux Maoris, la terre qui leur avait été volée en 1863. Les descendants des spoliés ont touché des dommages et intérêts et reçu les excuses solennelles, de la Couronne au nom de la Grande-Bretagne. En revanche, pour ce qui est du martyre des peuples noirs, la plupart des nations impliquées, tentent de se soustraire à l’examen critique de cette sombre page de leur histoire. Alors qu’on ne pourra jamais réinventer une histoire commune et sereine si ces pays continuent à refouler la mémoire de la traite négrière, de l’esclavage, de la colonisation et de leurs séquelles actuelles. C’est le refus de porter et d’assumer  avec humilité la charge de ce passé.par le débat et par l’action, qui constitue le terreau idéal, où prospèrent tous les ressentiments et frustrations passés ou présents des communautés noires.

 Aussi, l’initiative de la France sur la question, par son Président reconnaissant que : «La grandeur d’un pays, c’est d’assumer, d’assumer toute son histoire. Avec ses pages glorieuses, mais aussi avec sa part d’ombre » est un début prometteur, pour soulager le poids de l’histoire, qui continue toujours d’imprégner les relations entre les descendants des différents acteurs et victimes de ces inoubliables tragédies passées, symboles de la cruauté de l’homme et de la fragilité de sa condition. Pour le reste, le résultat des politique de cotas (positive Act) aux USA et l’intégration politique en France ayant donné des ministres noirs antillais ou d’origine africaine, sont trop récente pour en évaluer l’impact. L’avenir nous édifiera.

Pofrima Jëwriñu SEMEtt

Nous avons l’impression qu’une grande partie des historiens, des anthropologues et autres spécialistes qui ont fait des recherches approfondies sur la question de l’esclavage et de la traite en Afrique et ses diasporas n’insistent pas tellement sur la résistance farouche des peuples contre ce fléau. L’on pourrait prendre l’exemple symbolique des femmes de Ndeer (Sénégal) qui ont même fait l’ultime sacrifice pour refuser d’être asservies. Avez-vous d’autres exemples plus heureux de résistance réussie contre le projet des négriers « européo-judéo-chrétiens » et « arabo-musulmans » … et « afro-africains » ?

Prof Tidiane Ndiaye

Non seulement l’action héroïque des femmes de N’der occupe une bonne place dans mon étude « Le génocide voilé», mais de longs chapitres de mon ouvrage « L’Eclipse des dieux », ont aussi été consacrés aux révoltes des déportés africains intitulées « Le temps des révoltes ». Et comme nous sommes à la veille du 8 mars, journée de la femme, je commencerais par ce que j’ai écrit sur le rôle des femmes dans l’histoire des diasporas noires (L’Eclipse des dieux – Editions du Rocher/Le Serpent A Plumes) :

 « Après l’abolition de l’esclavage, les autorités coloniales avaient prévu que les nouveaux libres déserteraient brutalement les plantations, si l’abolition y était appliquée sans conditions. Aussi, elles autorisèrent les anciens maîtres, à imposer aux affranchis une période de transition, dont la durée s’étalait entre 4 et 10 ans. Durant cette période, presque rien ne devait vraiment changer, puisque les nouveaux libres devaient travailler gratuitement à raison de 40 heures 30 hebdomadaires, autrement dit un prolongement déguisé de l’esclavage. Devant de telles conditions, la plupart des affranchis préférèrent travailler pour leur propre compte. Ceux qui avaient des économies, acquièrent des terres ou en louèrent pour les mettre en valeur. Ainsi nombre d’anciens esclaves profiteront de leur nouveau statut à Antigua, à la Barbade, à la Grenade, à Sainte-Croix et à Trinidad, pour exploiter des domaines tels que la production de bananes, de sucre, de noix de muscade ou de cacao, tandis que d’autres seront pêcheurs ou fermiers.

Le nouveau type d’économie qui se mettait en place dans ces îles, était basé sur le libre-échange, dans une nouvelle société fonctionnant sur le principe de la solidarité par des réseaux d’entraide familiaux et animé de façon fort dynamique par les femmes. Celles-ci se chargeaient d’écouler la production sur les marchés et les excédents étaient destinés à l’exportation. Comme au cours de la longue période précédente, la femme de la diaspora noire, jouera là aussi, un rôle particulièrement remarquable. Cependant, il faut dire que le système esclavagiste n’a voulu faire des hommes que des instruments de production et de reproduction (l’homme étalon). Par l’entreprise de dépersonnalisation, les maîtres ont voulu tuer le guerrier, révolté potentiel, donc dangereux pour l’existence même du système. En évitant de le laisser se fixer des repères, tout esclave pouvait être vendu du jour au lendemain sans avoir à se retourner sur ce qu’il laissait derrière lui. Mais toujours derrière, restait la femme.

Cette société où l’homme était totalement déresponsabilisé, reposait grandement sur la femme noire moins dangereuse aux yeux des maîtres. D’un effectif relativement faible par rapport aux hommes (30% des déportés), les femmes de la diaspora noire marquèrent de leur présence tous les points du système. Indépendamment de la charge émotionnelle et du désespoir que pouvait entraîner la revente d’un enfant ou d’un compagnon, elles devaient aussi faire face aux dures épreuves quotidiennes. Elles ont conservé et transmis les valeurs ancestrales de l’Afrique mère, servi d’intermédiaires entre les bourreaux et les victimes pour apporter une touche quelque peu humaine dans cet univers.

Par leurs chants et berceuses elles ont été les mères des enfants noirs et maîtresses-mères des esclaves mais ont aussi allaité les enfants des maîtres. Les valeurs héritées de la vieille organisation sociale africaine, leur ont permis d’être les éducatrices, supports et bergères de ce qui pouvait ressembler encore à une cellule familiale jouant ainsi, un rôle capital dans la survie biologique et culturelle de la diaspora noire. Cette indéfectible et remarquable faculté d’adaptation à toutes les situations, a survécu jusqu’à nos jours et fait de ces femmes souvent dites « Poto Mitan », des êtres courageux, responsables et selon l’expression créole «yo ni zépaules et reins à yo solides» (elles ont les épaules et les reins solides). »

Quant aux révoltes des esclaves d’une manière générale, il faut dire que les sévices corporels, l’avilissement extrême et les répressions sanglantes étaient des pratiques courantes dans l’univers esclavagiste. La résistance des déportés y prendra donc des formes très dures comme l’automutilation, l’avortement volontaire, l’infanticide, le suicide – pour que l’âme retourne au pays des ancêtres – ou l’empoisonnement du maître par les plantes toxiques. Et de nombreux esclaves choisissaient de s’enfuir, de déserter. De telles fuites étaient qualifiées de «marronnage», de l’espagnol cimarron qui signifie « sauvage. » Une autre origine présumée du mot « marron » proviendrait d’une tribu de Panama, les Symarons, qui se révoltèrent contre les Espagnols, mais tout cela reste du domaine des hypothèses.

Dans l’histoire du marronnage, au Brésil l’un des plus importants des pays esclavagistes de l’époque, les fugitifs réfugiés dans la forêt s’intégrèrent aux Indiens ; on présume qu’ils partagèrent leur connaissance des plantes et de diverses techniques agricoles. Dans le Nord-est de ce vaste pays, des nègres-marrons fondèrent bien avant la révolution haïtienne, une république libre : Palmarès. Ce repaire de fugitifs – située au lieu nommé « Circo real dos Macacos » -, fonctionnait « à l’africaine » : sous le commandement d’un chef et du conseil des Anciens. De nombreux villages (les quilombos), peuplés chacun selon l’origine ethnique de ses habitants, s’y côtoyaient, s’efforçant de vivre en harmonie.

 À Palmarès, les nouveaux libres avaient en quelque sorte réinventé l’Afrique, instaurant des structures de parenté et de pouvoir. Bon nombre des citoyens de Palmarés étaient originaires de l’Angola (le terme ki-lombo étant d’ailleurs angolais.) Cette communauté tenta bien avant le Brésil d’aujourd’hui, une expérience de développement économique et de démocratie raciale. En dépit de son peu d’extension, Palmarès fut, la première entité économique et politique libre de déportés africains au Nouveau Monde. À la tête de cette communauté (qui compta jusqu’à 20.000 âmes), le chef Ganga Zoumba résista longtemps aux armées régulières venues les déloger dans leur repaire. Palmarès devait perdurer pendant plus d’un siècle, résistant aux expéditions dépêchées par les puissances coloniales espagnole, hollandaise et portugaise. Elle ne tombera qu’en 1697, sous les assauts des Portugais.

Aux Antilles, il y eut bien des révoltes d’esclaves dont l’une des plus violentes eut lieu en 1733 à St. John (Antigua) ; elle dura plusieurs mois avant d’être sévèrement réprimée. Entre  1736 et 1816 ce fut au tour de Grenade, Barbade et Sainte-Croix d’être le théâtre de ces révoltes. Dans les colonies hollandaises du continent, le traitement réservé aux asservis ne différait guère des usages en vigueur aux Antilles et en Amérique méridionale. Les Hollandais coupaient le tendon d’Achille aux fugitifs et amputaient la jambe droite en cas de récidive. En 1712, les forces françaises attaquèrent la Guyane hollandaise. Après la défaite et la fuite des colons, quantité d’esclaves mirent à profit le désordre ambiant pour gagner la forêt et s’organiser en bandes indépendantes.

 Les Français partis, les marrons (« Bush Negroes » ou « Nègres des bois »), aidés des Indiens (du moins dans les débuts), se lancèrent dans le pillage. Les Bush Negroes formèrent ensuite leurs propre communautés villageoises, à l’exemple des quilombos brésiliens. D’autres marrons fondèrent les communautés des Oucas, des Bonis – du nom de leur chef -, des Djukas et des Saramacas. Dès 1761, les Hollandais avaient fait face à l’insurrection des Oucas. Ces redoutables guerriers n’en réclamaient pas moins que le départ des colons de Guyane. Ils iront même jusqu’à décimer des compagnies de soldats hollandais et appliquer la loi du talion en réduisant les survivants en esclavage. Les colons et les planteurs ne durent leur salut qu’à un traité de paix signé in extremis avec les Oucas. Ainsi, après plusieurs années de lutte, les communautés de Nègres marrons guyanais, auront définitivement obtenu leur indépendance soit par le verdict des armes, soit par des traités de paix imposés aux colons hollandais. Ces nouveaux libres donnaient des noms pittoresques mais surtout de défiance à leurs repaires de la forêt  tels :

COOFAY : Venez si vous avez du cœur ; MELE MY : Troublez-moi si vous l’osez ; GADO SABY : Dieu seul me connaît ; TESSY SY : Tâtez-en, si vous l’aimez ; KEBRY MY : Cachez-moi, ô vous feuillages qui m’environnez ;  BOUZY CRAY : Les forêts pleurent.

Un certain nombre d’esclaves des colonies espagnoles d’Amérique prirent aussi le large. Ils s’organisèrent dans des camps retranchés, les palenques. L’un des chefs marrons, du nom de Miguel, préserva l’indépendance de son palenque durant des décennies. Bien d’autres furent créés, comme celui de Juan Andresoto dans la région cacaoyère de Yurucuy, au début du XVIIIème siècle ou bien celui de Corro que les Espagnols finirent par détruire en 1795.

En Colombie, les esclaves d’origine bantoue constituèrent un royaume de marrons, le palenque de San Brasilia, dont le dernier souverain fut Domingo Bioho. À Cuba, José Aponté, un marron,  dirigea en 1812 un soulèvement sanglant pour obtenir l’abolition de l’esclavage dans l’île, abolition qui y fut accordée bien plus tard. Dans ce contexte sud-américain lors de la guerre d’indépendance dirigée contre l’Espagne par Simon Bolívar, quantité d’esclaves rejoignirent les rangs des combattants. En échange de leur engagement dans les armées d’El Libertador, ils gagnaient leur liberté. Ainsi à Cuba en 1868, le premier «Commandanté» d’une Révolution populaire et principal artisan de la victoire sur les Espagnols sera le général noir Antonio Macèo, surnommé « le Titan de bronze. » Notons que comme partout ailleurs où les esclaves étaient nés en Afrique et leur nombre supérieur aux maîtres, ces derniers ont été incapables de réussir la déculturation et d’imposer leur loi.

Ainsi, les Nègres marrons de la Jamaïque, sous les ordres d’une femme exceptionnelle et au pouvoir magique disait-on, Nanny, fondèrent une communauté de Nègres marrons dans les montagnes bleues (région de Portland.) Cette femme charismatique d’origine Ashanti, n’a pas connu l’esclavage. Elle s’était enfuie dès sa descente du bateau qui l’a ramenée d’Afrique. Celle que les esclaves surnommaient affectueusement la «mère Nanny», accueillait tous les fugitifs de la région pour mener le combat contre les esclavagistes. Sa communauté disposait d’une puissante armée qui mit souvent en déroute les soldats anglais et leurs alliés indiens Moskitos. Au prix de multiples actions violentes et de combats gagnés, les Nègres marrons jamaïcains conquièrent le droit de vivre libres et d’exploiter leurs propre établissements, sur des terres indépendantes des colons anglais. Par le Traité de Trelawny, ils se verront céder les territoires de Cockpit et des « montagnes bleues » sous l’autorité de leurs chefs Coffe, Accompong, Cudjoe et Nanny.

 Quant aux Antilles françaises, les soulèvements d’esclaves furent directement liés aux événements de la Révolution française de 1789. Dans un premier temps, ce grand bouleversement avait fait naître l’espoir et un rêve de liberté dans ces populations depuis trop longtemps asservies. Malgré l’article 1er de la déclaration des droits de l’homme – tous les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droit -, dans les colonies françaises des hommes continuaient à naître et à demeurer esclaves. En fait les privilégiés n’abandonnent pas leur domination sans y être forcés. Il est vrai que les actions généreuses des abolitionnistes de l’époque des Lumières, sont un exemple pour l’humanité.

Pofrima Jëwriñu SEMEtt

Vous reprochez aux « intellectuels arabo-musulmans » leur mutisme  sur la traite des noirs que vous qualifiez même de « génocide voilé » en l’opposant à celle transatlantique qui selon vous n’a pas débouché sur la castration des esclaves et leur anéantissement . Qu’en est-il ?

Prof Tidiane Ndiaye

 En fait sur la question, on assiste à une querelle sémantique déplacée. Presque dans tous les pays où évolue encore la diaspora noire : aux États-Unis, en France métropolitaine, en Grande Bretagne, dans la Caraïbe etc., le terme de génocide est souvent employé – dans une sorte de compétition des Mémoires -, pour qualifier la traite et l’esclavage pratiqués par l’Occident. Alors qu’il convient de reconnaître que dans l’utilisation des déportés africains dans le Nouveau Monde, un esclave, même déshumanisé, avait une valeur vénale pour son propriétaire. Ce dernier le voulait d’abord efficace, mais aussi rentable dans le temps, même si son espérance de vie était des plus limitées.

Et quelle que fut l’ampleur de cette traite, il suffit d’observer la dynamique diaspora noire qui s’est formée au Brésil, aux Antilles et aux USA, pour reconnaître qu’une entreprise de destruction froidement et méthodiquement programmée des peuples noirs au sens d’un génocide – comme celui des Juifs, des Arméniens, des Cambodgiens ou autres Rwandais -, n’y est pas prouvée. Dans le Nouveau Monde la plupart des déportés ont assuré une descendance. De nos jours, plus de soixante dix millions de descendants ou de métis d’Africains y vivent. Voilà pourquoi, nous avons donc choisi d’employer le terme d’Holocauste pour ce qui est de la traite transatlantique. Car ce mot signifie bien sacrifice d’hommes pour le bien-être des autres hommes, même si cela ait pu entrainer un nombre incalculable de victimes.

En outre, la plupart des nations occidentales impliquées dans le commerce triangulaire, ont aujourd’hui reconnu leur responsabilité et prononcé leur aggiornamento. La France entre autres l’a fait par une loi – qualifiant la traite négrière et l’esclavage de crime « contre l’humanité » -, votée au parlement le 10 mai 2001. Ce qui a marqué clairement un changement d’attitude chez les Français, face à une page de leur histoire jusqu’alors mal assumée. Seul le génocide des peuples noirs par les nations arabo-musulmanes, n’a toujours pas fait l’objet de reconnaissance aussi nette.

Pour ce qui est de l’autre traite celle pratiquée par les Arabo-musulmans, les statistiques exactes de cette infamie – du moins celles parvenues jusqu’à nous, car ses acteurs ne tenaient pas de relations écrites au contraire des atlantistes -, sont effarantes. Pourtant on ne saura sans doute jamais, combien ont succombé avant d’arriver sur les marchés. Selon certains témoignages, il y avait des routes où les victimes étaient si nombreuses, qu’on pouvait suivre les traces des caravanes par les cadavres laissés derrière elles. Des deux cotés de ces routes, rapporte le voyageur allemand Gerhard Rohlf, on voyait les ossements blanchis des captifs morts. Quelques squelettes portaient encore leurs Katouns (vêtements de certaines tribus africaines.) Même celui qui ne connaissait pas le chemin du Bornou, dit-il, n’avait qu’à suivre les ossements dispersés à gauche et à droite de la voie ; il ne pouvait se tromper.

Au cours de ces rezzous, de nombreux hommes se faisaient tuer, en défendant chèrement leurs libertés et celles de leurs proches. Tandis que quelques rares survivants allaient avec leurs familles, périr de misère au milieu des marais. Dans de nombreuses régions africaines, toutes les populations étaient frappées sans exception : des hommes tombaient entre les mains des chasseurs arabes, c’était les plus faibles. Les autres, plus braves, étaient tués lors des attaques, les survivants capturés et les blessés achevés ou laissés sur place. Parmi ces derniers, beaucoup furent décimés par la misère, les épidémies et les famines. Stanley racontant une razzia dans le haut Congo conclut ainsi :  « Dans les 118 villages mentionnés plus haut, les Arabes ont fait 3600 esclaves. Il leur a fallu tuer pour cela, 2500 hommes adultes pour le moins et de plus, 1300 de leurs captifs. Étant donné cette proportion, la capture des 10 000 esclaves par les cinq expéditions d’Arabes n’a pas couté la vie à moins de 33 000 personnes. »

Il y a bien-sûr une grande complexité des problèmes, que toute recherche sur les traites négrières rencontre. Les rares données statistiques sur l’importance de cette entreprise homicide sont très fragmentaires, sans compter la mauvaise maîtrise des sources, certains registres ont été falsifiés dans les archives des pays arabo-musulmans. Des fonds n’ont pas été inventoriés, quand il ne s’agit pas tout simplement de disparitions d’archives privées ou publiques. Autrement dit, les sources statistiques de la traite arabo-musulmane restent « voilées. »

Cette carence m’a conduit, à travailler sur des hypothèses, des récits de griots, des recoupements et des témoignages directs ou indirects. Ces travaux ont souvent abouti à une évaluation approximative, mais qui dégage toujours, un foisonnement de chiffres qui donnent le vertige. Dans les régions proches de la mer Rouge et de l’Océan indien, 8 millions d’Africains environ auraient été transférés. Lorsqu’on ajoute ceux transportés par le Sahara (9 millions), on aboutit ainsi à un total de plus de 17 millions d’Africains. A elle seule, cette traite serait à l’origine d’un peu plus de 40% des 42 millions de captifs africains déportés. Ce chiffre serait même, selon certaines sources, vraisemblablement en deçà de la réalité. Il faudrait le traiter avec une marge d’erreur d’au moins 25%, sur une période s’étalant du milieu du VIIème siècle au XXème siècle. Compte tenu du fait que pour un déporté « arrivé à bon port », 3 ou 4 autres auraient péri directement ou indirectement, des conséquences des « guerres saintes d’approvisionnement », de l’incendie des villages, des greniers, des famines et des épidémies, on imagine aisément l’ampleur d’une telle tragédie à l’échelle d’un continent.

Au cours de cette traite, qu’il est difficile de ne pas qualifier de génocide de peuples noirs par massacres, rezzous sanglantes puis castration massive, chose curieuse, très nombreux sont ceux qui souhaiteraient le voir recouvert à jamais du voile de l’oubli, souvent au nom d’une certaine solidarité religieuse, voire idéologique. C’est en fait un pacte virtuel scellé entre les descendants des victimes et ceux des bourreaux, qui aboutit à ce déni. Ce pacte est virtuel mais la conspiration est bien réelle. Parce que dans cette sorte de « syndrome de Stockholm à l’africaine », tout ce beau monde s’arrange sur le dos de l’Occident. Tout se passe comme si les descendants des victimes étaient devenus les obligés, amis et solidaires des descendants des bourreaux, sur qui ils décident de ne rien dire. Ce silence sélectif entourant le crime arabo-musulman envers les peuples noirs et sa sous-estimation, pour mieux braquer les projecteurs, uniquement sur la traite transatlantique, est un ciment devant réaliser la fusion des Arabes et des populations négro-africaines, longtemps « victimes solidaires » du colonialisme occidental. Mais c’était sans compter avec ma volonté d’ouvrir le débat avec mon ouvrage « Le génocide voilé ».

Pofrima Jëwriñu SEMEtt

La fondation australienne Walk Free avance des chiffres terribles concernant l’esclavage actuellement  en Mauritanie : « 4 % des Mauritaniens sont asservis ». Ces chiffres nous plongent dans l’horreur ! Quelle lecture faîtes vous de ces données statistiques ?

Prof Tidiane Ndiaye

 Sur la question mauritanienne, je n’avais pas été autorisé à enquêter. En revanche, je sais que de multiples organisations de défense des droits humains combattent l’esclavage dans le pays. Il y a d’abord le combat contre l’esclavage par ascendance : pratique ancestrale où on est esclave parce qu’on est fils d’esclave. Ce type d’esclavage dit traditionnel est pratiqué dans les campagnes et dans les villes. Il y a ensuite l’esclavage dit « moderne » : les maîtres hébergent et nourrissent leurs esclaves en échange d’un travail non rémunéré. Dans bien des cas, les victimes subissent de mauvais traitements, notamment les femmes esclaves qui « peuvent être violées dès l’âge de 12 ans ; lorsqu’elles ont des enfants avec le maître, celui-ci n’est pas tenu de les reconnaître ». Dans ce pays esclavagistes et politiques peuvent se retrouver complices. Les esclaves y manquent de tout. Ils sont les moins instruits, les plus pauvres, les plus isolés, les plus marginalisés et les plus discriminés. Et devant l’hypocrisie des gouvernants africains qui se taisent, fort heureusement des ONG et des activistes comme Ould Abeid se battent pour abolir cette infamie. Moi j’ai ma plume et dès que l’occasion m’en est offerte dans les médias du monde entier, je ne rate jamais l’occasion de dénoncer cette réalité abjecte en plein XXIème siècle.